- « L’érudit, c’est celui qui sait le mieux ce que les autres peuvent apporter »
J’en donnerais une qui n’est pas celle des dictionnaires : ce serait le goût affirmé et sans cesse travaillé du savoir. De fait, l’érudit est d’abord curieux. Aussi cherche-t-il toute une vie. C’est un état d’esprit et, même si l’objet de sa curiosité peut changer, ladite curiosité ne peut jamais s’éteindre : c’est la marque de l’érudition. Au reste, étymologiquement, l’érudition est fondée sur la volonté de sortir de l’inculture, puisque le mot a été construit d’une part avec le préfixe ex, indiquant la volonté de sortir de quelque chose, de s’échapper d’un état immobile, et d’autre part sur la racine rudis, désignant la grossièreté, la rudesse inculte. Et comment en sortir ? En cherchant, et donc en apprenant, d’abord pour comprendre, ensuite en apprenant aux autres, pour partager et aller plus loin. Pour progresser, un savoir doit bénéficier d’échange et de partage. D’où en latin la double teneur du mot éruditio, à la fois le savoir et son enseignement. Ce parallèle établi avec le verbe « apprendre », apprendre quelque chose et apprendre à quelqu’un, est particulièrement sensible dans le cas des enseignants chercheurs. On apprend tout en cherchant, on essaie de mieux comprendre en écoutant, en consultant des maîtres. Par ailleurs, on sait très bien que c’est parfois au moment où l’on enseigne que surgit une étincelle et qu’en expliquant se dévoile souvent un point de vue que l’on n’avait pas perçu. Lorsque le mot « érudition » entre en langue française vers 1475, il porte donc déjà ces deux sens, une certaine connaissance et l’enseignement qui y correspond, l’ensemble conférant, sans le vouloir, une certaine notoriété. Doit alors absolument s’y associer la modestie qu’implique la conscience de l’infini de la connaissance.
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3Erudit : Aujourd’hui, le terme d’érudit semble être dévalué, voire ne conserver qu’un aspect historique. Pensez-vous qu’il soit encore possible d’être érudit ?
4Erudit: Je ne crois pas que son sens soit dévalué. Évidemment, existe l’image de l’érudit sur sa montagne, perché dans ses livres. Et « être perché » offre familièrement l’image de quelqu’un qui est loin de la réalité terrestre. À dire vrai, l’image se prête à commentaires. Tout d’abord, c’est parfois en haut de l’arbre qu’on voit mieux les situations à essayer de comprendre. Henri Michaux disait que c’est l’arbre qui voit et pas la pomme. Alors ne soyons pas trop méprisant pour l’érudit « perché ». Si l’on dit qu’Umberto Eco est un érudit, personne ne sourira, il est pourtant en haut de l’arbre. Ensuite, ce qu’il faut remettre en cause, c’est l’idée que l’érudition est inaccessible. Elle doit avoir pour corollaire la main tendue : « Montez avec moi sur l’arbre, je ne sais pas grand-chose, mais à plusieurs on verra mieux », voilà ce qui définit le véritable érudit. L’érudition se partage, elle doit être contagieuse. Enfin, autre remarque, on emploie le masculin comme un terme générique, mais dès le départ cette faculté de curiosité est autant féminine que masculine, cela va de soi. Le Moyen Âge comptait déjà bien des femmes érudites malgré la domination masculine. Pensons par exemple à Hildegarde de Bingen. S’il n’y a aucune distinction de sexe à évoquer s’agissant d’érudition, en revanche il est vrai que l’on ne naît pas érudit, on le devient, et qu’un enfant ou un adolescent que l’on dirait érudit, s’assimilerait simplement à un enfant studieux. En fait, c’est la personne qui n’arrête jamais d’étudier, de chercher, qui devient érudite, sans même s’en rendre compte. Il y avait naguère en pédagogie un principe qu’on appelait « l’escargot d’apprentissage » ou la « spirale de l’apprentissage » avec l’image d’un premier tour où, avec une première interrogation, l’on cherche une réponse en consultant tel ou tel savoir, tel ou tel livre, puis on tente une réponse que l’on expose aux autres : c’est le premier tour. Arrive le deuxième tour, et là on pose mieux la question, fort d’une première expérience on consulte de meilleures sources, on élabore une meilleure réponse et on se confronte mieux aux autres.
L’érudit est celui qui n’arrête jamais de tourner… À chaque tour, on s’y prend moins mal, même s’il y a des tours qui ne sont pas fructueux, on est de tour en tour totalement absorbé dans cette spirale de l’apprentissage. Les universitaires sont par définition embarqués dans cette spirale, mais cela peut tout aussi bien être le cas de merveilleux autodidactes. À nous de donner le vertige de cette spirale…
Une la possibilité d'être Erudit
5Le mot « érudit » fait parfois surgir l’idée d’une connaissance universelle à la manière de Léonard de Vinci ou du Pic de la Mirandole que l’on a dit être le dernier à tout savoir, image exagérée bien sûr. L’on sait aujourd’hui que la connaissance de tout ce qui serait à apprendre est impossible. Est-ce qu’on peut cependant être érudit en quelque chose ? C’est un débat sémantique. Si on dit qu’une personne est érudite, cela signifie simplement qu’elle sait beaucoup de choses et qu’elle a accompli plusieurs fois cette spirale de l’apprentissage, dans un domaine précis. Aussi dirait-on mieux que c’est un érudit « en » quelque chose : en histoire ou en biologie. Vous voyez, il y a ce paradoxe dans la question sur l’érudition : est-ce qu’on peut encore dire aujourd’hui de manière absolue qu’on est érudit ? On est obligé de préciser que l’on est éventuellement érudit « en » quelque chose, et en l’assortissant d’une grande modestie. Érudit en toutes choses, ce n’est plus possible.
Erudit : Vous êtes le fondateur des Journées des dictionnaires. Cette initiative se poursuit depuis plus d’un quart de siècle et entend partager le savoir des spécialistes sur cet objet. En quoi cela a-t-il servi votre parcours d’érudition ?
Erudit : Si tant est qu’on puisse évoquer un peu d’érudition me concernant, je pense que l’érudit est la personne qui met en relation des spécialistes d’un sujet, qui en connaissent mieux telle ou telle facette. Si on s’intéresse aux dictionnaires par exemple, un des aspects y correspondant est la phonétique. À moi alors de savoir que c’est le professeur Christophe Rey qui en est un spécialiste notamment pour le xviiie siècle. Et si, toujours en matière de dictionnaire, j’ai besoin d’informations sur les noms propres, la patronymie ou la toponymie, eh bien là je n’hésite pas, je connais un professeur de lycée autodidacte merveilleux et reconnu en la matière, ce sera Ange Bizet. S’il s’agit de quelque chose qui concerne la langue et l’Europe centrale, je n’hésite pas davantage, je connais Joanna Nowicki. Elle est véritablement le relais qui saura infiniment mieux que moi les enjeux savants sur le sujet. À la limite, ces Journées des dictionnaires, de même que toutes mes chroniques de langue, me poussent à relier force satellites, à mettre en perspective tout un système planétaire en somme. Certes, je sais un peu de tout sur le sujet, dans le cadre d’une érudition de « généraliste » à propos des dictionnaires et des mots, je ne suis plus en effet innocent sur le sujet, mais je sais surtout quelles sont les planètes autour de moi qui peuvent m’éclairer. Et c’est sans fin, je constate que j’ajoute toujours des planètes. Dernièrement, je découvrais que Sandrine Campese travaillait sur les aptonymes, ces patronymes qui de manière amusante sont en analogie avec votre métier : M. Robinet, plombier, par exemple. Cela paraît ludique jusqu’au moment où un autre livre, un autre satellite, offre statistiquement de nombreux exemples sur l’influence qu’aurait le patronyme sur les choix de métier… En matière de recherche et donc d’érudition, rien n’est loufoque, tout s’étudie.
Erudit : Mon érudition se limite à cela : savoir quelles sont les ressources auxquelles faire appel. Quand on est professeur d’université, on trouve notamment de nouveaux satellites en suivant des thèses. L’érudition est une famille qui s’agrandit sans cesse. Je me souviendrai toujours d’une réaction de Bernard Quemada à mon encontre. Sous sa direction, ma thèse portait sur les dictionnaires analogiques, ce qui, il est vrai, pouvait interagir avec la pédagogie. Un jour où je me trouvais à ses côtés, un professeur lui pose une question sur les dictionnaires et l’enseignement. Et Bernard Quemada de lui répondre : « Ah là, ce n’est pas moi le spécialiste, c’est Pruvost ». Je tombais des nues mais j’ai compris à cet instant que le véritable érudit est bien celui qui sait créer des traits d’union. C’est savoir qu’untel ou untel peut mieux répondre que soi-même. Et je ressens aujourd’hui combien il est impossible de « tout savoir » sur les dictionnaires mais je saurais sans doute signaler quelqu’un susceptible de donner une réponse intéressante et meilleure que la mienne sur tel ou tel sujet. C’est là où l’image de l’érudit seul sur sa montagne n’a pas de sens. L’érudit est au milieu d’une foule de personnes qui elles-mêmes savent des choses. Peut-être que l’érudit c’est celui qui sait le mieux ce que les autres peuvent apporter.